Lapin de Jade fera dimanche ses premiers tours de roue sur le plateau désolé du Golfe des Iris. « Lapin de Jade » (« Yutu » en chinois), c'est le petit compagnon de Chang'e, la déesse de la Lune dans le taoïsme. C'est aussi le nom que les Chinois ont choisi de donner au véhicule automatisé de 120 kg qu'une fusée Longue Marche 3B a propulsé dimanche 1er décembre jusqu'à notre satellite naturel, et qui s'est posé samedi à sa surface, dans une zone relativement peu criblée de cratères (et donc plus facilement accessible), au nord-est de la mer des Pluies. La répétition d'un vieil exploit : cela faisait en effet trente-sept ans qu'aucun engin spatial ne s'était posé sur la Lune – la sonde soviétique Luna 24, dernière mission en date, remontant à 1976. Abandonnée depuis près de quatre décennies par les Américains comme par les Russes, la Lune reçoit la visite d'un premier émissaire robotisé du Céleste Empire. Tout un symbole.
Evidemment, ledit symbole ne peut que combler d'aise les dirigeants du Parti communiste chinois, qui l'ont abondamment exploité dans les médias. D'autant qu'il illustre magnifiquement le slogan du nouvel homme fort du régime, Xi Jinping, « Le rêve chinois » – formule qui fait elle-même écho au « rêve américain ». « Il est évident que, au-delà de son intérêt scientifique limité, cette mission vise d'abord à tester de nouvelles technologies et à renforcer l'image de la Chine comme grande puissance », estime Philippe Coué, spécialiste du programme spatial chinois et auteur de « Shenzhou, les Chinois dans l'espace » (L'Esprit du Temps, 2013).
Premier aller-retour en 2017
Pour autant, les Chinois n'ont pas attendu la désignation de Xi Jinping en avril dernier pour « rêver » d'un retour sur la Lune. Le programme Chang'e, dédié à l'exploration de notre satellite, remonte à déjà dix ans. Et si à la tête de l'Etat les dirigeants passent, l'objectif reste. Avant l'actuelle mission Chang'e 3, qui s'est traduite par l'alunissage du rover, deux autres sondes (Chang'e 1 en 2007 et Chang'e 2 trois ans plus tard) ont été mises en orbite autour de la Lune, avec pour mission de la cartographier précisément. Placées sur une orbite polaire, ces deux sondes ne se sont pas bornées à analyser la bande équatoriale, comme l'avaient fait Américains et Russes. Les Chinois ont ainsi pu obtenir leur propre relevé de la Lune, avec une remarquable résolution de 120 mètres. C'est au terme de ces deux missions préalables qu'a été sélectionné le site non encore exploré du golfe des Iris (Sinus Iridum) comme point d'alunissage.
Cette mission Chang'e 3 et sa jumelle Chang'e 4, qui suivra en 2015 ou 2016, prépareront à leur tour Chang'e 5, beaucoup plus ambitieuse. Prévue pour 2017, il ne s'agira plus d'un aller simple mais d'un aller-retour, avec récupération d'échantillons lunaires. Certes, cela a déjà été fait par les Américains et les Russes, mais la République populaire de Chine n'en remporterait pas moins une grande victoire si elle devenait le troisième pays à relever ce défi. « Si elle y parvient, ce sera un exploit technologique vraiment impressionnant », juge la géographe Isabelle Sourbès-Verger, directeur adjoint du Centre Alexandre-Koyré d'histoire des sciences et techniques, et coauteur avec Denis Borel de « Un empire très céleste, la Chine à la conquête de l'espace » (Dunod, 2008).
Combien les dirigeants chinois ont-ils mis de yuans sur la table pour mener à bien l'ensemble du programme Chang'e ? A part eux, nul ne le sait… Si l'on connaît le budget de la Défense du pays, celui de ses activités spatiales, lui, aussi bizarre que cela paraisse, est pour tous les observateurs une énigme. Et les Occidentaux se perdent en conjecture à son propos. « J'estime le budget spatial chinois à 3 ou 4 milliards de dollars par an », indique Isabelle Sourbès-Verger. Un chiffre à comparer aux 18 milliards de budget annuel de la Nasa (et plus du double si l'on y ajoute la composante militaire) ou aux 4 milliards d'euros (5,5 milliards de dollars) de l'Agence européenne Esa. « Par rapport aux Etats-Unis, ou même à la Russie et à l'Europe, la Chine du spatial reste un nain », souligne la chercheuse du CNRS. Cette analyse n'est pas partagée par Philippe Coué. « 3 ou 4 milliards, ce chiffre ne repose sur rien et est ridiculement bas. Il y a 200.000 personnes qui travaillent dans le secteur spatial en Chine » , indique-t-il.
Lancement de la fusée comprenant "Lapin de Jade" ("Yutu" en chinois)
Potentiel militaire
Au-delà de cette bataille de chiffres, la vraie question est de savoir ce que les Chinois comptent faire sur la Lune dans les années qui viennent. Pour Philippe Coué, il ne fait aucun doute que leur objectif est d'y envoyer un premier taïkonaute (astronaute chinois) à l'horizon 2025. A l'appui de sa thèse, il cite quelques exemples, comme le fait qu'un premier complexe d'entraînement pour futurs taïkonautes, justement baptisé « Lunar Palace », a ouvert voici six semaines à Pékin. Ou une récente déclaration d'un haut responsable du spatial chinois dans le « Quotidien du Peuple » laissant entendre que le pays devra multiplier au moins par huit son effort financier en faveur des vols habités (par rapport aux sommes investies ces vingt dernières années). Plus prudente, Isabelle Sourbès-Verger souligne pour sa part que cet objectif n'a encore été acté dans aucun texte officiel et estime que la décision n'est pas encore prise au niveau politique.
Ce qu'on peut dire avec certitude, c'est que les Chinois font ce qu'il faut pour laisser toutes les options ouvertes. Ainsi en 2011, a – enfin – été officialisé le développement d'une nouvelle famille de lanceurs Longue Marche, encore bien plus puissants que le futur Longue Marche 5 prévu pour 2015. Ces lanceurs super-lourds Longue Marche 9 auront une capacité d'emport considérable – jusqu'à 100 tonnes de matériel en orbite basse. Après une série de plans quinquennaux, ils pourraient entrer en service dès 2021, estime Philippe Coué. Ce serait l'instrument idéal pour transporter sur la Lune les équipements nécessaires à l'installation d'une base spatiale permanente qui – cet expert en est persuadé – constitue l'objectif ultime des Chinois et pourrait commencer d'être assemblée dès 2030. « Pékin pourrait ouvrir cette base à une forme de coopération internationale », conjecture-t-il.
Dans ce contexte incertain, les récentes déclarations du Pr Ouyang Ziyuan, « pape » du spatial chinois et directeur du programme lunaire, ont laissé plus d'un observateur dubitatif. En octobre dernier, lors d'une allocution publique à Shenzhen, ce haut responsable a en effet vanté le potentiel stratégique et militaire de la Lune. Nous n'en sommes plus aux années 1950, lorsqu'Américains et Russes projetaient d'en faire une aire de lancement pour leurs missiles à tête nucléaire – ce qui s'est très vite révélé un vœu pieux. Mais les technologies militaires ont évolué en quarante ans, et il y aurait sans doute aujourd'hui beaucoup d'autres façons d'utiliser la Lune à des fins stratégiques…